« Le jardin partagé est la forme archétypale de la société démocratique et écologique »

La philosophe Joëlle Zask rappelle, dans une tribune au « Monde », qu’agriculture et démocratie ont des racines communes. 

A l’opposé du « régime plantationnaire » de l’agriculture industrielle, dont les effets écocidaires et ethnocidaires sont connus, il y a le jardin partagé. Ce dernier est universel. Jardin familial, communautaire, ouvrier, de subsistance, mir russe, plantage suisse, allotment garden anglais, jardin pédagogique, thérapeutique, urbain ou rural, il en existe à toute échelle. Ces jardins ne sont ni individuels ni collectifs, ni privés, ni publics. Nos distinctions habituelles ne s’y appliquent guère. Pourtant, comme en témoignent, par exemple, l’activisme jardinier à Sao Paulo (Brésil) ou, plus anciennement, les « jardins nègres » antillais, dont la fonction émancipatrice fut importante, ils sont pourtant une image vivifiante de la démocratie bien comprise.

De quoi s’agit-il ? En deux mots, un terrain cultivable qui n’appartient à personne en particulier mais qui dépend, selon les cas, de la commune, de l’Etat, plus anciennement du royaume ou de Dieu, est subdivisé en lopins égaux dont chacun est concédé, loué, cédé, à un individu, parfois à une famille, qu’elle ne peut ni vendre ni diviser. Contrairement à un jardin collectif (par exemple, la ferme collective dont rêvait Charles Fourrier avec ses « radistes », ses « choutistes » ou ses « carottistes », que la Chine populaire a réalisée, provoquant la mort de dizaines de millions de gens, et que les Soviétiques ont appelés « kolkhozes »), chacun s’organise selon ses traditions, ses besoins, sa sensibilité esthétique. Son obligation est celle de cultiver correctement son lopin. Il ne peut l’occuper que s’il s’en occupe. Mais contrairement au potager privé, il y a beaucoup de choses communes dans les jardins partagés : on y trouve une charte ou une convention, des terres mises en réserve, un compost, une pépinière, une collection de semences, des lieux de formation et d’accueil, des espaces de sociabilité, etc.

Le citoyen le plus « valable »

Avec le jardin partagé sont nées les formes les plus anciennes de la démocratie, celles qui tiennent de l’autogouvernement, et dont la petite localité communale indépendante fut le site privilégié. Commun ou individuel, l’autogouvernement consiste à « se gouverner sans un maître », selon la formule de Jefferson ; à agir indépendamment de toute autorité extérieure, à prendre une initiative et endosser la responsabilité de ses conséquences, à apprendre de son expérience et la transmettre. Les relations de domination, d’obéissance ou de sujétion sont ici hors sujet. Le paysan, en qui voisinent le cultivateur, qui produit la nourriture, et le jardinier, qui prend soin du terrain, ne cherche pas à arracher ceci ou cela à la nature, à forcer la terre et les semences, à supprimer la diversité, à calibrer et uniformiser. Au contraire, il sème la biodiversité, il harmonise les plantes en considérant leurs complémentarités et leurs bienfaits respectifs, il ajuste ses activités au climat, au sol, à la géographie, tout comme à la culture dont il a hérité. Comme le résume le philosophe américain Ralph Waldo Emerson [1803-1882], il transforme le paysage tout en étant l’élève de la nature, à laquelle il sait qu’il ne peut commander, qu’il écoute et respecte.

Avec la plantation s’effondre la liberté de s’autogouverner. Vers 1780, Jefferson, « le plus grand apôtre de la démocratie », selon Tocqueville [1805-1859], le savait déjà : lui qui s’était opposé aux physiocrates français, à l’agriculture-richesse, à la culture du tabac et du coton, à l’esclavage que nécessitaient ces cultures, et qui avait fait du paysan indépendant le citoyen le plus « valable », avait vu dans l’immense jardin partagé qu’auraient dû devenir les Etats-Unis d’Amérique le meilleur remède contre la précarité et l’injustice, et le meilleur soutien des mœurs démocratiques.

Le système latifundiste, extractiviste, rentier, colonisateur et accaparateur qui est celui de l’agriculture industrielle ruine les chances de la démocratie, entendue comme l’instauration par l’expérience personnelle d’une relation de dialogue avec l’environnement, lequel est constitué de gens, de plantes et d’animaux, de nature et de culture, de souvenirs et de projets, d’histoires et d’opportunités d’action. Faute de ce type de relation, le laboratoire où fermentent les valeurs de pluralité, de liberté, de participation égale, que nous associons aux démocraties, ferme ses portes. Le jardin partagé, loin d’être réductible aux caprices d’une mode fugitive ou à une expérience locale sans incidence, est la forme archétypale de la société démocratique et écologique que nous sommes de plus en plus nombreux à nous efforcer de reconstruire.

Joëlle Zask est philosophe, maîtresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille. Elle a notamment écrit La Démocratie aux champs (La Découverte, 2016).

 

 

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